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Pourquoi un théâtre jubilatoire ?

En tant que metteure en scène je pratique ce que j’appelle « le Théâtre Jubilatoire ». Ce concept fait référence à une approche du jeu et de la mise en scène que j’ai élaboré sur une quinzaine d’années.

J’ai été guidée par ma propre joie de déclencher dans le jeu de l'acteur, la magie de l’esprit ludique : l’envie de s’amuser tout en étant totalement investi, avec sérieux, dans l’élaboration d’un univers unique qui sera ensuite partagé avec un public.

J’ai collecté au cours de diverses formations, une précieuse connaissance pratique et intuitive, d’abord testée sur ma propre personne, puis expérimentée avec les personnes qui travaillaient avec moi. La ligne principale de ma recherche était de guider les acteurs vers un jeu théâtral qui leur rappelle les jeux de leur enfance.

Tout praticien de théâtre sait à quel point cet esprit d’innocence, d’ouverture sur tous les possibles, qui permet d’inventer des mondes, peut être difficile à connecter au moment du jeu et/ou de la construction d’un spectacle. La pression de devoir réussir : atteindre un résultat qui doit être évalué comme « bon », par les pairs, le public, la critique, paralyse si elle n'est pas transformée en stimulation.

Ma démarche s’est construite sur la nécessité de préserver un rapport inventif et joyeux au travail sur le plateau. Comment créer sur scène le même enthousiasme, la même excitation joyeuse, la même intensité que quand nous jouions, enfants, à nous transformer en héros-héroines d’histoires et que nous y croyions vraiment ?

La pratique du théâtre jubilatoire est le résultat de cette quête.

Une façon de « faire » du théâtre rigoureuse mais dans laquelle l’acteur ne se prend pas au sérieux. Il reste connecté à sa capacité d’émerveillement qui lui permet de vivre comme nouveau et non-attendu tout ce qui lui arrive sur le plateau. Cette disposition du corps et de l’esprit donne un certain goût à chaque action, ce goût je le nomme aujourd’hui « jubilation ».

" (...) fût-ce au comble de l'ivresse, elle n'exprime aucune hybris. La jubilation a l'innocence de l'enfance qui ignore la transgression et ses funestes conséquences (…) la jubilation n’est pas une modalité de la jouissance, mais une modalité du plaisir (…) aussi longtemps qu'elle dure (…) aucune culpabilité jamais ne la traverse".[1]

J'ai intégré dans mes indications de direction d'acteurs le concept de « plaisir » et avec lui, celui du libre choix. Chaque participant est invité à être responsable de son choix d’aller ou non dans le plaisir, mais la consigne est de trouver du plaisir en toute action.

Dans ce contexte, le « choix du plaisir » devient un outil pragmatique dont chacun se sert selon ses capacités du moment. Le défi est d'apprendre à transformer tout impulsion en plaisir, par exemple avoir du plaisir à être en colère ou triste ou dégoûté ou honteux.

L'apprentissage consiste à intégrer qu’une émotion désignée comme "négative" dans la vie quotidienne peut être transformée en expérience à vivre, sur le plateau, sans préjugé et dans le plaisir. Ce processus permet d’appréhender tout type d’émotions comme sources d’énergie créatrice.

L'acteur, l'actrice se donne alors l'occasion d'entrer dans une expérience "optimale" ou "autotélique" de flow[2].

« Jubiler n'est pas "jouir" d'avoir atteint à la satisfaction du désir, mais "jouir" d'être dans le désir. Plus exactement, c'est "jouir" d’être, au point de la naissance du désir, son surgissement même (…) C'est en quoi il y a dans toute jubilation quelque chose de primesautier, de juvénile. (…) La jubilation ne connaît pas la crainte qui fait corps avec la jouissance et qui n'est autre que la crainte de souffrir. »[3]

Le concept du plaisir tel qu'il est enseigné ici, est donc un outil efficient pour déjouer la peur de la souffrance qui est le principal obstacle à un jeu d'acteur nourri énergétiquement donc émotionnellement. L'acteur-trice prend tout de même, à chaque fois qu'elle est sur scène, un risque. Le succès du processus n'est jamais garanti.

Avec le Théâtre Jubilatoire je me place dans le sillage des deux principaux fondateurs du théâtre contemporain : Stanislavski et Meyerhold. Les deux pédagogues ont aussi cherché des techniques pour « voir disparaître pour toujours ces yeux vides, ce visage impassible, ces voix ternes et sans relief, ces corps raides, ces membres sans vie, cette démarche lourde et ces tics pénibles » [4], les acteurs devaient être capables de « faire naître en [eux] un sentiment plus vivant, plus enthousiaste, une sorte d’aspiration artistique [5] (…). Stanislavski rêvait de les voir « (…) impatients de bondir sur la scène, pleins d’enthousiasme et d’entrain. » [6] En cela, Meyerhold suivait son maître : « L’acteur ne peut improviser que lorsqu’il est empli de joie intérieure. Hors d’une atmosphère d’allégresse créatrice, de jubilation artistique, il lui est impossible de se donner en toute plénitude. […] Le théâtre est, comme la musique, essentiellement destiné à être un stimulant de vie active. »[7]

Cet état particulier "de jubilation artistique" a longtemps été considéré comme le résultat fortuit de "moments de grâce". Le Théâtre Jubilatoire en fait une démarche consciente qui vise intentionnellement la jubilation comme posture première, filtre par lequel passe tout événement vécu sur le plateau. L'acteur, l'actrice qui maîtrise ce processus, métamorphose tout déplaisir et/ou douleur en énergie : "stimulant de vie active".

La méthode des 4 Piliers s'offre comme une méthode qui facilite cet apprentissage tout en admettant que comme tout apprentissage, cette démarche demande de l'investissement et du temps.

[1] Paul Audi, 2009, Jubilations, Christian Bourgois éditeur, p. 113-114-115.

[2] Mihaly Csikszentmihalyi, 1990, Flow. The psychology of Optimal Experience, Harper Collins Publishers, New York, p. 4 : "I developed a theory of optimal experience based on the concept of flow - the state in which people are so involved in an activity that nothing else seems to matter (…)"

[3] Paul Audi, 2009, Jubilations, Christian Bourgois éditeur, p. 115.

[4] Constantin Stanislavski, 2001, La Formation de l’Acteur, Trad. Elisabeth Janvier, Préface de Jean Vilar, éd. Payot & Rivages, 2001, p. 277.

[5] Les mots en gras dans les citations sont des mots mis en italique dans le texte de l’auteur, les mots soulignés indiquent ce que je mets en relief.

[6] Constantin Stanislavski, 2001, La Formation de l’Acteur, Trad. Elisabeth Janvier, Préface de Jean Vilar, éd. Payot & Rivages, 2001, p. 275

[7] Vsévolod Meyerhold, Le Théâtre Théâtral, traduction, présentation, Nina Gourfinkel, 1963, Gallimard, p. 258, p. 260

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